Bonjour Sylvie. Tout d’abord, merci d’avoir accepté cet échange. Pourriez-vous vous présenter et nous parler un peu de votre parcours ?
Après le lycée, j’ai intégré une classe préparatoire au lycée Charlemagne, dans le Marais. Après cela, j'ai été admise à l'École Normale Supérieure de Sèvres, pour les filles. C’est la physique qui a éveillé mon intérêt pour la recherche. Mon ambition initiale était de travailler dans le domaine de l'astronomie : le ciel était ce qui m’attirait. En explorant plus avant, je me suis intéressée à la météorologie et au climat. À l'époque, on parlait de désertification au Sahel, le changement climatique n’était pas encore à l’ordre du jour. On m'a proposé de travailler sur le climat du dernier maximum glaciaire, il y a environ 20 000 ans, ce qui rejoignait mon intérêt pour la préhistoire. C'était le sujet de ma thèse.
Rentrée au CNRS en 1983 au Laboratoire de Météorologie Dynamique, j'ai ensuite participé avec Jean Jouzel à la création au CEA du laboratoire de modélisation du climat et de l'environnement, l'ancêtre pour ainsi dire du laboratoire dans lequel je suis actuellement, et d’y constituer une équipe, centrée sur la modélisation des climats passés.
Ensuite, dans les années 2000, j'ai eu l'opportunité de partir vers un nouveau rôle au niveau de la direction de l’Institut National des Sciences de l’Univers (INSU) du CNRS, d’abord comme directrice adjointe en charge du domaine océan-atmosphère puis comme directrice de l’INSU. Même dans ce rôle de management de la recherche, j’ai continué à m’intéresser au calcul intensif, outil clé pour de nombreux domaines de recherche. La recherche m’a également conduite à participer aux travaux du GIEC. Actuellement, je suis directrice de recherche émérite depuis le 1er octobre 2023.
Quel a été le moteur de votre parcours et comment êtes-vous venue au calcul haute performance ?
Ce qui m'a véritablement captivé, c'est le lien fort de la science du climat avec la société, en m’appuyant sur la modélisation du climat. C’est au cours de ma thèse dans le domaine du climat que j’ai commencé à utiliser les supercalculateurs, les premiers CRAY à l’époque. Au début, mes connaissances en informatique étaient limitées et nous étions peu formés, ayant juste suivi une brève initiation. En réalité, j’ai dû apprendre sur le terrain. Mais j'ai adoré travailler dans le calcul numérique. Ça a un côté très ludique d'arriver à résoudre numériquement des équations et de traquer les « bugs ». J’ai une certaine nostalgie de cette période où je pouvais consacrer du temps à utiliser ces superbes machines de calcul.
L’utilisation du calcul dans la recherche sur le climat a donc été au cœur de vos travaux ?
Initialement, je me suis intéressée aux simulations sur le climat d’il y a vingt mille ans, notamment à travers les processus visant à représenter dans les modèles des indicateurs que l’on observe dans les carottages des glaces en Antarctique et au Groenland.
Je voulais étudier la relation entre des indicateurs paléoclimatiques, comme les isotopes de l’eau ou les poussières désertiques, et le climat, en utilisant le modèle comme une maquette, un moyen d'étudier comment cette relation est impactée par un climat différent. Pourquoi observe-t-on, par exemple, davantage de poussières en Antarctique lors du maximum glaciaire ? D'où provient cette poussière ? Est-ce lié à un climat plus sec, à une zone de désert plus étendue, à des vents plus forts, d'où cela vient-il ?
En outre, on estime les températures passées à partir des isotopes de l’eau mesurés dans les glaces. En effet, dans son transport des tropiques vers les pôles, la vapeur d’eau s’appauvrit en isotopes lourds au cours des précipitations successives, et plus la température est froide, moins on retrouve d’isotopes lourds dans les glaces. Mais ce thermomètre étalonné sur le climat actuel, est-il valide pour les climats passés ? Les modèles de climat sont un moyen de valider cette approche. Ces travaux de thèse, basés sur l’utilisation du calcul intensif, m'ont amené à explorer de nombreux aspects du modèle, ce qui est une chance, car on n'a pas toujours l'occasion de le faire au cours d’une thèse.
Quelle(s) approche(s) utilise-t-on pour calculer dans le domaine de la science du climat ?
L’étude du climat est basée sur deux approches : l’observation et la modélisation. L’observation s’appuie sur des mesures en continu, ou lors de campagnes de terrain, de l'atmosphère, des océans, voire des glaces pour les climats passés. Les modèles constituent une sorte de maquette du fonctionnement de l'atmosphère et des océans. Ils permettent de comprendre le fonctionnement du climat et les interactions entre les différentes composantes. Ils permettent d’étudier l'ensemble du système climatique et surtout de jouer avec, dans le sens où on peut simuler l’impact de tel ou tel processus ou condition et voir comment le système réagit. Le calcul répond à l’impossibilité d’expérimenter sur le système climatique. De plus, si on veut étudier comment le climat peut évoluer dans le futur, c'est uniquement par la simulation numérique qu’on peut le faire. Il est une clé de compréhension déterminante dans notre connaissance du climat et de ses évolutions.
Cela vaut bien entendu pour l’ensemble des communautés scientifiques au-delà du climat ?
Lors de mon passage à la direction de l’INSU, j'ai soutenu la création d'un comité de prospective du calcul afin que nous réfléchissions aux besoins des domaines scientifiques et aux enjeux à venir. Cela concernait différentes communautés, pas seulement celles liées au climat. Nous avons besoin du calcul intensif dans de nombreux domaines, en astrophysique, en chimie, en biologie, en physique. J'étais convaincue, et je le suis toujours, de l'importance pour ces communautés d'exprimer leurs besoins en calcul intensif. J’avais déjà eu cette expérience en participant à des exercices de prospective au sein de l’INSU et au sein du CEA. J'ai donc fait en sorte que cette approche soit également adoptée au niveau de l’ensemble du CNRS, afin de dépasser les frontières propres au découpage des domaines scientifiques. Cela s'est avéré très utile, car l'analyse que nous avons réalisée a permis de promouvoir le calcul intensif au niveau national et européen. Nous étions à une époque où l'on sentait que nous étions en train de décrocher sur les moyens de calcul par rapport au niveau international. Cette analyse a permis d’alimenter la réflexion qui a mené à GENCI au niveau national et à PRACE au niveau européen.
Plus récemment, j’ai également présidé le comité d’évaluation de GENCI de 2016 à 2021. Dans ce contexte, l’essentiel du travail est fait par les présidents des comités thématiques. Le rôle de présidente consiste seulement à s’assurer que l'ensemble fonctionne, de mettre de l’huile dans les rouages, pour que les différentes communautés puissent utiliser au mieux les moyens de calcul disponibles au niveau national. Ces comités thématiques apportent une connaissance des besoins des communautés importante pour la préparation des futures machines. Je continue à m’investir dans le calcul intensif en présidant ORAP qui vise à promouvoir le calcul haute performance et à informer les communautés.
Le calcul a été un fil conducteur de toute ma carrière. D’abord comme utilisatrice, puis dans un rôle de prospective et de pilotage, pour s'assurer qu’effectivement les communautés scientifiques de modélisation puissent avoir les moyens de travailler.
La mise à disposition de ressources et de calcul et de formations pour les communautés demeurent aujourd’hui selon vous déterminants dans la connaissance du climat ?
La simulation numérique a été au cœur de la mise en évidence du réchauffement climatique. Sans ces calculs, nous n'aurions pas pu prouver que le réchauffement climatique est lié à l'augmentation des gaz à effet de serre. La simulation est en effet essentielle pour passer de l'observation du réchauffement à la démonstration du rôle des gaz à effet de serre. Elle est également cruciale pour anticiper l'évolution future du climat.
La modélisation du climat a besoin de moyens de calcul intensif pour avancer dans différentes directions. Nous devons affiner davantage la résolution spatiale pour représenter certains processus. Nous avons également besoin de calculs pour représenter la durée des changements. Par exemple, pour étudier les climats du passé, nous n'avons pas seulement besoin de simuler quelques centaines d'années, mais également plusieurs milliers, voire une dizaine de milliers d’années de simulation pour étudier la dernière grande déglaciation. En raison de la nature chaotique du système climatique, nous devons aussi effectuer des ensembles de simulations pour représenter la variabilité interne du système. En effet, des conditions initiales légèrement modifiées peuvent conduire à des chemins différents dans l'évolution du système. Nous devons également représenter la complexité du système, car la physique seule ne suffit pas. On intègre également des mécanismes de chimie de l’atmosphère. La représentation de la biologie est toute aussi importante pour représenter les cycles du carbone, impliquant des interactions avec la végétation et la biologie marine. La réussite de ces avancées dépend de façon cruciale de nos ressources en calcul.
L’exascale contribuera donc à répondre à ce besoin scientifique ?
Il est pour moi indéniable que nous avons besoin de nous tourner vers des machines plus puissantes, de type Exascale, avec l’espoir de mieux représenter la complexité du système climatique et d’aider à anticiper les changements à venir. Cependant, actuellement, nous nous trouvons dans une situation difficile. Les machines deviennent plus complexes, avec des architectures plus élaborées et le saut technologique à franchir est très élevé et demande beaucoup d’expertise. D’autant plus, que la modélisation du climat s’appuie sur sept codes couplés les uns aux autres, et non pas un seul, et que les chaînes de calcul sont lourdes et pas facilement transportables d’une machine à l’autre. En même temps, dilemme, nous faisons face à l’enjeu de réduire notre consommation d’énergie et nos émissions de gaz à effet de serre liées au numérique et au calcul intensif ! Un compromis doit être trouvé. On a besoin du calcul pour anticiper, pour s’adapter, se préparer. A trop chercher à restreindre les capacités de calcul nous nous rendrions nous-mêmes aveugles. Ce ne serait pas un service à rendre à la société. A fortiori dans un monde complexe sur le plan géopolitique, où le savoir élaboré grâce aux données demeure un atout de premier plan.
Vous évoquez les enjeux internationaux. Pourriez-vous nous parler de votre implication dans les travaux du GIEC ?
J'ai commencé à participer au GIEC dans le cadre de son troisième rapport, paru en 2001, dans le chapitre sur l'évaluation des modèles. Ma participation était très liée au fait d’avoir coordonné un programme de comparaison des modèles de simulations des paléoclimats. Dans le cadre du GIEC, il s’agissait d’estimer la capacité des modèles à simuler un climat différent du climat actuel. Pour cela, il était important de réaliser des simulations comparables, c’est-à-dire avec les mêmes conditions d’expérience, de façon à distinguer les résultats qui dépendent des modèles de ceux qui sont robustes et indépendants du modèle. J’ai également pu participer aux deux rapports suivants dans différents rôles. Le GIEC joue un rôle clé pour établir l'état de la connaissance. Il s’appuie sur un travail énorme de la communauté scientifique qui constitue une mine de connaissance pour les décideurs comme pour les chercheurs. Il nous permet d'avoir une vision plus large que notre petit domaine d’expertise.
Aller au-delà de nos « petits domaines », c’est renforcer le champ des possibles non ? En cette journée internationale des femmes et filles de science, comment pourrions-nous ouvrir les possibles pour toutes celles qui aujourd’hui ne se projettent pas, n’ont pas envie ou ne peuvent pas trouver leur place dans les STEM ?
Concernant la place des femmes, la situation n'est pas la même dans la recherche sur le climat et dans le domaine du calcul intensif. S’il est vrai que la communauté du calcul est peu féminisée, ce n’est pas le cas de celle du climat, peut-être parce qu’il y un lien fort entre le climat et la société. Il me semble que mettre en avant les enjeux de société peut aider à renforcer l’intérêt des jeunes femmes pour l’univers du calcul ou de l’informatique, et plus largement pour le champ scientifique. Mettre le calcul au service de la science et la science au service de la société peut constituer un atout pour féminiser le monde scientifique et attirer des femmes vers le calcul intensif !
Il est important que les filles et les femmes qui liront ces lignes sachent que la science ne se réduit pas à un seul enjeu technique et qu’elles pourront produire des connaissances dont l’utilité dépassera leur domaine d’activité. Nous touchons là à un problème plus large, qui touche les femmes mais aussi les hommes, en fait toute la société, c’est celui de la confiance accordée à la science. Redonner à toutes et tous confiance dans la science et envie de faire un métier scientifique, il y a là un enjeu qui doit nous mobiliser.